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Emoji première langue (28/05/16)

Emoji première langue

Twittosphère, geeker, troller, fablab ou encore émoji font leur entrée dans l’édition 2017 des dictionnaires Robert et Larousse. Né au Japon avec l’avènement des smartphones, le phénomène « emoji » est désormais mondial. Bien plus qu’un simple symbole marqueur de nos émotions, ces petites icônes qui agrémentent mails et sms sont-elles devenues notre novlangue décrite par George Orwell dans "1984" ?

On connaissait la publicité McDonald’s où les burgers et les clients se transformaient en icônes issues de nos claviers. Dans le même style, la récente campagne Pepsi  est, elle aussi, exclusivement construite sur la base de centaines d’émojis différents. L’idée ? Transcender la barrière des langues grâce à ces dessins qui remplacent une parole ou un mot. Misant sur l’amplification de ce phénomène désormais mondial, Facebook a récemment déposé un brevet  qui devrait rendre possible la création d’emojis à l’effigie des utilisateurs de ce réseau social. Lorsque l’internaute utilisera les traditionnels raccourcis clavier (« :) », « :( »,..) ces derniers se transformeront automatiquement en emoji sur la base de sa propre photo, un peu à l’image de l’effet selfie proposé par Snapchat.

Une nouvelle langue ?

Créé au Japon dans les années 90 par Shigetaka Kurita, ingénieur de l’opérateur télécom NTT Docomo, le phénomène « emoji » a pris toute son ampleur avec l’avènement des smartphones qui intègrent par défaut ces petites images. Signifiant littéralement « image » (e) / « lettre » (moji), la catalogue de ces petites icônes n’en finit pas de se remplir avec désormais près de 1200 emojis disponibles, à comparer aux 172 premiers emojis mis à disposition par NTT pour ses clients Japonais. Ces petits symboles représentant presque toutes les situations de la vie quotidienne à tel point qu’il peuvent presque s’apparenter à un langage à part entière dans le sens où ils permet d’amplifier des sentiments quelques fois difficiles à verbaliser. Ecrire « je suis content(e) » avec ou sans emoji, c’est notamment vouloir (ou non) renforcer une situation en utilisant une sorte de béquille syntaxique pour donner à son message un supplément de force à l’instar des onomatopées « boum », « atchoum »… bien connues en bande dessinée. Cette « emojilangue », ou « pic speech , serait-elle la nouvelle langue du numérique ? Pour la linguiste Gretchen McCulloch  , si l’emploi de ces emojis s’avère utile pour renforcer et amplifier le sens d’une phrase, la généralisation de ces pictogrammes ne peut être considérée comme une langue à part entière du fait de leur faible niveau d’abstraction à la différence des hiéroglyphes égyptiens. Pour ces derniers, chaque dessin étant porteur d’un ou de plusieurs sens permettant de lire des « phrases » contenant une réelle complexité sémantique et autorisant plusieurs significations.

Si l’emoji a l'avantage de dépasser la barrière des langues, ces vignettes permettent aux afficionados de ces petits dessins d’exprimer de manière créative et directe diverses situations à l’instar de la chanteuse américaine Katy Perry pour la promotion de son titre Roar, un clip 100% emojis, ou encore l’ineffable Kim Kardashian se servant de 4 emojis pour annoncer, Urbi et Orbi, via Twitter, la naissance de son fils.

L’universalité de ces images n’est pas toujours au rendez-vous en témoigne la signification de tel ou tel symbole. Si dans le monde occidental l’émoji « pouce levé » est généralement associé à un message positif, il devient une insulte gestuelle au Moyen-Orient. On comprend donc l’extrême attention des réseaux sociaux à mettre en ligne des emojis qui ne risquent pas de susciter l’émoi de leurs membres. C’est ainsi que Facebook a récemment retiré l’emoji « se sentir gros » face à la polémique suscitée (16000 signatures en ligne) ou qu’Apple prend soin de mettre à jour de nouvelles séries d’émojis représentatives de la diversité : un asiatique, un couple gay avec des enfants...

Explosion de la culture emojis

Avec plus de 6 milliards d'emojis partagés chaque jour sur les smartphones du monde entier, ces dessins expressifs ont également conquis les univers numériques des entreprises et des personnalités politiques. En visite officielle aux États-Unis, le premier ministre japonais Shinzo Abe fut ainsi gratifié par son hôte d’une référence à ces fameux emojis : Ce jour est une chance pour les Américains, en particulier nos jeunes, de vous remercier pour toutes ces choses qui viennent du Japon et que nous aimons. Comme le karaté et le karaoké. Les mangas et les anime. Et bien sûr les emojis." Depuis ces derniers mois, la campagne électorale pour la présidentielle américaine a attisé l’imagination des créateurs d’emojis. On ne compte plus les sites qui proposent des centaines d’images pour soutenir ou caricaturer les candidat(s).

Du côté des entreprises et des ONG, le recours aux emojis est un moyen simple et efficace pour moderniser la communication tout en jouant sur l’émotion adressée vers de nouvelles cibles sensibles à ce langage renouvelé. Médecins sans Frontières, WWF... utilisent régulièrement ces « emoticones » pour sensibiliser le public à leurs causes. Comme le précise Thu Trinh-Bouvier, auteure du livre « Parlez-vous pic-speech », « Le pic speech repose sur une culture commune globale et des plateformes de communication mondiales. »

Julien Gracq parlait de « désespoir lyrique » pour évoquer le manque de mots qui devient vite un manque de moyens. Les emojis pourraient-ils finir par absorber tout le lexique ? Triomphe absolu et définitif de cette novlangue façon « 1984 ».