Revenir au site

Des mesures s’imposent (11/12/16)

Mesures et évaluations permanentes. Telles sont les caractéristiques de notre monde numérique dans lequel l’analyse, l’appréciation et les notations sont omniprésentes.

Vous êtes client Uber et vous notez votre chauffeur une fois la course terminée. Savez-vous que vous serez également noté à votre tour par votre chauffeur ? Ce dernier vous attribuera de 1 à 5 étoiles en fonction de votre comportement pendant la course. Uber expliquant que "le système de notation permet de s'assurer que passagers comme chauffeurs sont respectueux les uns des autres" . De ce fait, et si la somme des avis vous concernant sont mitigés, ne vous étonnez pas d’avoir plus de difficulté à trouver une voiture… Ainsi en est-il de la quasi-totalité des sites de partage (AirBnB, Drivy, Blablacar….) sur lesquels prestataires et utilisateurs se notent mutuellement. Poussé à l’extrême, ce système laisse entrevoir une société de notation permanente où chacun sera noté en fonction de son comportement. Un épisode de la série britannique «Black Mirror» imagine ce monde où chacun s’efforce en permanence de donner le meilleur de lui-même pour gagner un quart ou un demi-point supplémentaire : amis, collègues, serveurs dans les restaurants, chauffeurs de taxis… tous se notent les uns les autres. Gare aux récalcitrants, ceux notés en-dessous de « 4 », car ils sont traités en véritables parias de cette société des bons sentiments à l’évaluation permanente. Si le principe de notation n’est pas nouveau (en France, dans les écoles, ce sont les lois de 1881-1882 sur l’école laïque gratuite et obligatoire, qui introduisent le système de notation des élèves de 0 à 10), il s’est progressivement étendu à d’autres univers : évaluations annuelles des salariés dans les entreprises, appréciation du service client, sites de particulier à particulier… Dans l’univers numérique, cette obsession de la notation est permanente du fait que les technologies permettent de tout mesurer et tout évaluer: téléchargement d’applications, avis d’internautes, nombre de « likes » et de « followers »… tout se mesure.

L’école des fans
Avec l’explosion du nombre de sites communautaires, ce principe de notation est désormais profondément ancré dans nos habitudes numériques. Le principe de notation servant à informer et à rassurer les utilisateurs lorsqu’ils accueillent chez eux un inconnu (AirB&B) ou loue leur voiture personnelle (Drivy). Le principe de cette notation réciproque, façon « école des fans » ne revenant pas tant à informer qu’à se rassurer en prenant publiquement à témoin l’ensemble d’une communauté. Chacun étant tenu de respecter le bien d’autrui ou à faire bonne figure pour éviter que ne tombe la sanction de la mauvaise notation affichée sur le site et être devenir ostracisé. Impossible d’échapper à ce système de notation d’autant que les sites n’affichent pas tous la même transparence sur leurs règles de notation : Airb&b publie simultanément les notes de l’hôte et du loueur qu’elles soient bonnes ou mauvaises alors qu’e-Bay a décidé en 2008 de n’afficher que les évaluations les plus positives . Le temps de la notation réciproque est devenu réalité : chacun notant les autres, selon la perception qu’il a eu du service rendu ou de la fiabilité de la prestation au point même d’aboutir à des détournements lorsque les rôles s’inversent et que ce sont les élèves qui notent leurs formateurs. Comment expliquer cette obsession de la notation et de la mesure ? Sans doute cela vient d’abord du fait que le numérique et la prolifération de données disponibles permettent de disposer d’une multitude d’informations (Big Data) propices au contrôle et à la mesure. En complément, avançons l’idée que les réseaux sociaux et autres sites participatifs créent de nouveaux types de liens entre les individus : ces relations avec ces centaines ou milliers de personnes n’ayant au final de sens et de valeur que s’ils sont en permanence commentés, « likés », évalués et notés. Sans cela, point d’existence numérique.

Le règne des Analytics
Dans les organisations, et à commencer par les entreprises du numérique, les « analytics », autrement dit la mesure de toutes les données, fait partie de tout pilotage optimisé digne de ce nom. Graphiques, courbes, tableaux de bord… l’analyse et la notation permanentes des données permettant de visualiser en temps réel un niveau de performance. Ce qui est vrai à l’échelle d’une organisation l’est aussi pour un État désireux d’imposer un contrôle et de noter ses citoyens en créant un système de notation sociale. Un tel projet existe en Chine avec l’attribution d’une « note de confiance » aux habitants en fonction de leurs « bonnes » ou « mauvaises » actions. Testé depuis 2010 dans la province de Jiangsu, le déploiement de cette expérimentation prévoit d’attribuer à chaque individu un crédit de 1000 points : griller un feu vous fera perdre 20 points, conduire en état d’ivresse ou se prostituer en coûtera 50 … A l’inverse, les actes civiques (dénonciation d’un individu corrompu…) générant des bonus. Bref, les prémisses d’un totalitarisme digne de « 1984 » où chaque acte individuel serait connu et ferait l’objet d’une note.

Mesurer les sentiments
Devenus des « êtres transparents » (les algorithmes qui régissent internet et les réseaux sociaux savent presque tout de nous) et notés, les machines pourraient-elles s’attaquer au contrôle et à la mesure de nos sentiments ? Si l’idée est vieille de presque d’un siècle (c’est en 1924 que le chercheur américain Leonarde Keeler mis au point l’émotographe, premier détecteur de mensonge ) elle reste d’actualité avec les travaux de scientifiques qui étudient les émotions faciales. Joie, ennuie, étonnement, colère… autant d’émotions qu’il est possible de détecter, mesurer, comparer et noter à des fins commerciales. Si la technologie progresse à décrypter ces émotions visibles, celles qui nous caractérisent au plus profondément de nous-mêmes (par exemple, l’empathie) pourraient-elles un jour se laisser traduire en algorithmes ? Emportée dans sa course effrénée au modernisme, il reste à espérer que les technologies resteront sous contrôle d’une humanité ressourcée au meilleur d’elle-même qui fera sienne la phrase de Platon : « L’homme est la mesure de toute chose ».